La Route du Silence – Une introspection cyclotouristique ! #4
La Route du Silence, Jours 5 et 6
Le jour pointe le bout du nez, et le temps reste le même, petite averse pas franche, brouillard permanent. Je comate dans mon duvet en espérant que personne ne vienne me virer de là quand j’entends le bruit de deux vélos en approche en roue libre. Christopher, puis Clémence, m’aperçoivent et s’approchent. Ils viennent de passer le col.
Oh ! Merci à vous d’être arrivés à ce moment-là. Vous m’avez donné le courage de sortir mon gros cul du duvet et de vous rejoindre un peu plus bas ! Nous avons passé la journée à nous perdre, nous retrouver, rouler quelques kilomètres ensemble, avant de nous reperdre et nous retrouver. Les trois naufragés de la RDS…
Vous étiez beaux tous les deux ensemble, et forts dans votre calme détermination à avancer en continuant à vous écouter et à profiter des moments de grâce qui nous étaient proposés. Ce fût une vraie bouffée d’humanité pour moi cette journée-là !
Il m’aura fallu 4 h 30 pour rejoindre le CP2… Autant dire qu’effectivement, je n’aurai pas pu rejoindre le ravito le matin avant le lever du jour… Toute la journée, les côtes s’enchaînent, les averses, moins fréquentes que la veille, et moins fortes, n’en sont pas moins insupportables. Il reste 150 km avec trois grosses taupinières sur le profil, puis 150 km avec plein de « petites » taupinières, et les 100 derniers kilomètres.
À l’heure de s’attaquer à ce programme de 400 bornes et 6 600 m de D+, nous avons déjà fait 55 km et presque 1 000 m de D+, et il est midi… Il nous reste 23 h 30 pour arriver dans les temps du BRM. Et j’y crois encore ; 400 km en 23 heures, je l’ai fait avec Philippe en mai pour un BRM 400, avec aussi un gros dénivelé. Mais Philippe n’est pas là, et j’ai déjà 800 km dans les jambes.
Si Sisyphe s’initiait au cyclisme, ce serait assurément sur la Route du Silence… Il serait condamné à remonter sans fin un col qu’il redescendrait à chaque fois, pour recommencer indéfiniment. C’est à peu près dans cet esprit que nous avons traversé ces 400 km, de cols en cols.
Les cols de cette partie de la France ont une curieuse particularité : leur sommet permet d’enchaîner sur un autre col, parfois après quelques kilomètres de descente, histoire d’en avoir un peu plus à remonter… C’est un vrai parcours de sadique. Sur mon profil, on pouvait globalement repérer les différentes montées et descentes, mais en réalité, chaque montée était un enchainement de différentes montées entrecoupées de petites descentes, ceci se confirmant à l’inverse dans les descentes, qui étaient ponctuées de régulières petites montées… L’enfer ! « Sisyphe à vélo » pourrait écrire Guillaume Martin ! La désespérante impression que tout cela ne s’arrêtera jamais…
En fin de journée, je m’élance dans la descente sur Marsac en Livradois en donnant rendez-vous aux deux amoureux dans la montée suivante, puisque nous avions fonctionné ainsi toute la journée, moi perdant du temps sur eux dans les montées, et rattrapant mon retard par une descente plus rapide.
Mais dans la montée du col des Pradeaux de Chadernolles, regonflé à bloc, je réalise une super montée…enfin super pour moi. J’avais aussi dans l’idée de basculer au sommet de ce gros col, si possible avant la nuit, pour ne pas revivre l’enfer de la longue descente de nuit du Puy Mary. Ce fut presque le cas et cela m’a permis de profiter de 20 km de descente avec un peu de vitesse.
Commence alors la longue session de route en nocturne…
Toujours les mêmes conditions météo, toujours ces montées à redescendre pour mieux les remonter… Interminable. Sans le savoir c’est sans doute par là que j’ai doublé, Bernard et Rémi, nos deux petits suisses et Taoufik, qui avaient été hébergés pour une douche et un repas chez des habitants bienveillants. Le mari, comprenant ce qu’ils faisaient à cette heure sur le vélo avait lancé à sa femme « Martine ! Fais cuire des pâtes ! Et vous, allez prendre une douche pendant que ça chauffe !», provocant l’hilarité de nos deux voisins helvètes…
Je vais rouler seul toute la première partie de la nuit, baissant petit à petit de régime, m’éteignant sur le vélo, ne trompant la somnolence qu’en mangeant un morceau, en faisant un point sur les applis de suivi GPS ou en faisant de micro-siestes : quand je pique du nez et manque de tomber, stop, un abri quelconque, minuteur du téléphone sur 12 ou 15 minutes, je ferme les yeux, croise les bras pour avoir moins froid sur le ventre, relâche les cervicales et boum. Plus de son, plus d’image… Bip bip bip. Debout…, vélo…, rallumer les phares et le GPS…, suivre la trace…. Continuer…, et s’arrêter…, recommencer…. Sisyphe…
La nuit va être longue
C’est à la fin de l’une de ces micro-siestes sous l’abri de l’entrée d’un gymnase que je vois passer mes trois chanceux tous ragaillardis par leurs douches et leurs repas de seigneurs…
À peine je les avais rejoints, que Rémi et Bernard avaient déjà braqué une boulangerie dont la porte de la cuisine était ouverte et dégustaient une baguette sortie du four.
Plus loin, nous avons pris le café avec un vrai pompiste vivant, dans une vraie station service d’un petit village encore totalement endormi vers 4 h 30-5 h du matin, affalés sur le bitume devant la porte de l’algeco, le gars regardant Bernard ou Rémi (je sais plus lequel des deux) en train d’avoir la tête qui tombait toute seule en s’endormant sur son café.
« Votre copain, il est pas bien là, vous allez pas me le laisser là quand même… et le collègue répondant, sans ouvrir les yeux ni relever la tête (accent suisse toujours) « non, non, ça va nickel là… »
Les vrais bons moments sont ceux-là, ridicules ou insignifiants bien sûr, mais tellement décalés, hors de toute considération rationnelle qu’ils en deviennent presque des performances artistiques (courant très surréaliste certes…) et surtout, parce qu’ils sont partagés avec des quasi-inconnus qui à cet instant-là sont nos meilleurs amis pour la vie !
Nous finirons ainsi la nuit ensemble (cette phrase ne peut pas être sortie de son contexte, merci…), en partie grâce à la technique scientifiquement éprouvée de Taoufik : parler, parler parler : « Si tu t’endors il faut parler, moi je parle je m’endors pas ! »
J’ai adoré ce moment, entre 2 h et 6h du matin où Taoufik m’a parlé du processus industriel et commercial de la société des galettes Saint-Michel (les madeleines et les galettes sont produites dans des unités différentes, les tartelettes « Bonne maman » viennent de chez eux, et pour l’instant, ils ne font pas encore de gaufres mais ils y pensent), sur la cuisson des côtes d’agneau, sur le réseau des routes nationales de France, et sur bien d’autres choses essentielles aux alentours de 4 h du matin pour un cerveau en stand by.
Le hic, c’est que j’écoutais bien plus que je ne parlais, et comme un enfant à qui on raconte des histoires pour l’endormir, au sommet de la croix Montmain, j’ai annoncé sans préavis à mes compagnons : « Faut que je dorme, là tout de suite » sous le regard médusé de Bernard et Rémi, j’ai fait 50 m sur un chemin de terre, j’ai sorti mon bivy, et je me suis effondré presque une heure après avoir entendu un accent suisse déjà lointain dire « ben lui, quand il a sommeil, il a sommeil !… »
C’est ainsi qu’au lever du jour, je me suis retrouvé à nouveau seul, Clémence et Christopher étant encore plus loin derrière, avec 170 km devant moi. Le seul objectif atteignable restait le délai des 120heures pour être finisher, mais la chimère que je poursuivais depuis le début avait enfin disparu ; je ne validerai pas le BRM en arrivant avant 11 h. Sur le profil, rien d’affolant par rapport aux jours précédents, mais en réalité, c’était toujours Sisyphe fait du vélo. Et côté ciel…comment dire cela… Bref, ça n’en finirait jamais….
J’ai roulé ma boule toute la matinée, comme un zombie !
Je me rendais compte par moments que j’oubliais de m’alimenter. Arrêtant de chercher des repères sur les applis de navigation ou sur le profil, prenant chaque kilomètre après l’autre comme il venait, insultant de plus en plus copieusement Pascal qui avait désormais officiellement gagné ses galons de « gros connard », et le faisant de plus en plus souvent à franche voix haute ce qui a rendu perplexe quelques passants (pardonne-moi Pascal, tout est presque oublié…presque…).
Ce n’est qu’une pause salutaire dans une boulangerie-épicerie-librairie-boucherie-bar qui parviendra enfin à me remettre en jambes.
À partir de là, on entre dans une autre dimension.
Je commence un contre la montre de 100 km jusqu’à l’arrivée. La calculette est en mise à jour permanente pour estimer ma vitesse idéale en lissant mon effort jusqu’à l’arrivée. Marie est venue m’attendre à l’arrivée. Elle supporte les contraintes de la préparation de cette épreuve depuis un an. Arriver avant ou après 18 h ne changera rien, mais pour mille raisons irrationnelles et inexplicables, j’en fait maintenant une affaire fondamentale. C’est à portée de jambes, après avoir été à des années-lumière. J’ai été beaucoup plus proche de la gare de Montpellier que je ne le suis encore à cette heure de l’arrivée. Peut importe. Il me reste 100 bornes et je vais les démolir.
Les émotions m’ensevelissent à nouveau, je recommence à pleurer sur le vélo en pensant que Marie m’attend juste là au bout, j’entre à nouveau dans un état second. Un grand malade ! Je me vois complètement con, pathétique, mais je me crois le plus fort du monde, indestructible. J’entre en n’importe quoi ! C’est le retour du scénario Netflix, et cette fois tout le monde chiale à la fin !
Sur le plat j’enquille comme jamais depuis le départ, en position contre la montre, et je vois défiler les kilomètres, et le temps avec. Le timing reste crédible, enfin les 50 km de plat, et il restera 28 km de tape-cul pour finir. Il faut que j’arrive avec un peu d’avance parce que je risque de taper le casque dans les dernières rampes…
J’entends un appel déjà lointain. C’est Taoufik qui devait pisser derrière un abri bus. Je ne l’ai pas vu en passant à 40km/h (pour moi, c’est le maxi…). Plus loin, j’avale mon dernier gel 5 km avant le début des rampes finales, comme en course… Je suis en mode total débile ! Il faut que tout ça s’arrête parce que je vais me voir faire et me mettre des baffes !
À l’entrée d’un des derniers bourgs, je rentre en trombe dans un parking et pénètre directement par un côté des toilettes publiques en restant sur le vélo, remplis un dernier bidon, et ressors par l’autre côté. Un arrêt aux stands !
Et je vois, tranquillement assis sur des rochers devant le super U, Bernard et Rémi, paisibles, en train de papoter…
Je vois bien qu’on n’est pas du tout dans le même trip, et que c’est eux qui sont dans le vrai. Mais au lieu de dire « putain les gars, vous avez raison, on va boire un coup frais avant le dernier coup de cul… », je reste totalement dans mon délire, et je gueule déjà à moitié reparti : « Hé mais c’est jouable les gars, on peut encore être dans les temps !!! »
À la sortie de la ville, je vois que je leur ai transmis mon stress, et qu’ils me sont partis derrière au taquet, mais le timing reste hyper fin, et ne connaissant pas les bosses, je crains de perdre le peu d’avance que j’ai réussi à gratter depuis 80 bornes. Il est 16 heures, il me reste 2 heures pour les 30 derniers kilomètres.
J’ai parfois mis 3 ou 4 heures pour faire cette distance, et je me méfie des trouvailles du « Bridou » sur une fin de parcours. Je suis certain que pour se marrer, il peut nous poser un raidar à 18 % juste pour être sûr de bien nous mettre notre compte. J’ai un assez mauvais souvenir du final de la route du Diable en 2020 qui arrivait au même endroit. Alors je garde la tête baissée, et j’appuie !
Mais pas de pièges cette année, et les bosses passent, la transe aidant… Mon copain Gaël m’avait envoyé une vidéo, que je lance dans les derniers km. C’est Madiot qui s’époumone en encourageant Thibault : « vas-y gamin !!! ouais !!! t’es un grand aujourd’hui !!!! » Je me marre, je chiale encore, c’est n’importe quoi, c’est pathétique et je me sens magnifique… Je roule entre les champs du Jura comme Thibault au Tourmalet !
Enfin la fin ?
Je passe le portail de la cour des Bridou presque en dérapage, c’est enfin l’arrivée !
« C’est bon ? »
– Quoi c’est bon ?
– Ben le temps… J’suis bon là ? J’suis dans les temps ?
– Mais oui, bien sûr, c’est bon… t’inquiète …. Bravo, tu veux boire un coup ? Regarde y a ta femme là. »
Je me sens terriblement con, et je suis terriblement heureux de ma connerie.
Ps : À leur arrivée 10 minutes avant le délai, Bernard et Rémi : « Ben t’es con, on était large… Tu nous as mis le stress là !! »
PS bis : 68 inscrits en juin, 57 présents au départ, et 31 finishers…