La Route du Silence – Une introspection cyclotouristique ! #2
La Route du Silence, jour 2
Je ne me serai pas un peu mis dans la merde ? Réveil à 4 h 30, on range le barda, et c’est reparti. Le but est de rejoindre le CP1 en fin de journée au km 372, soit les presque 250 km forfaitaires, et de le dépasser un peu puisque la journée n’a pas de grosses difficultés en termes de dénivelé par rapport à la suite… Héhé… C’est beau les plans sur le papier…
En réalité, pépère, je m’arrête à Mornas pour faire réchauffer mon cappuccino sur mon réchaud, je roulotte tranquille sur des routes que je connais encore plus ou moins et la journée commence à être chaude, le vélo commence à se faire lourd dans les pentes, les rares concurrents avec lesquels j’avais gardé le contact sont passés devant moi pendant mes pauses et ce n’est qu’à Pompigan, vers 13 h, que je retrouve trois collègues. Les premiers cols des Cévennes arrivent, c’est le cœur de l’après-midi, la température devient vraiment un problème. J’avance trop lentement.
Dans le col de Lavagne, premier vrai pétard de la journée, je suis mort. Je m’allonge sur le bas-côté à deux kilomètres du sommet pour faire redescendre le cardio, faire une micro sieste. Les derniers collègues me passent en prenant des nouvelles : « Pas de soucis ! Je souffle juste un moment, à tout à l’heure ! »
Je suis au km 320. Il est plus de 17 h. Le ravito est à 50 km, il est censé fermer vers 19 h, les orages violents sont annoncés pour la fin de journée… Je suis « fumé comme un saumon » (#LaMusette).
Ok, je ne rejoindrai pas le CP1 ce soir, tant pis, je dois me mettre à l’abri pour la nuit, pas envie, pas la force dans ces conditions de prendre des seaux d’eau sur la tronche toute la nuit ! À 200 m du sommet, petit panneau sur la droite : gîte d’étapes 1 km…. Ça tourne 10 secondes dans la tête…
Et merde ! Fais chier les délais ! Je me mets à l’abri ! Un coup de fil, le gîte est en fait à 100 m, on m’ouvre, deux jeunes randonneuses parcourant le GR sont déjà là, une bière, une seconde… J’abandonne tout ! Terminé ! Je suis à l’abri, complètement hors course, piteux, merdeux, mais sécurisé. Tant pis si je m’arrête là, je ne peux plus avancer. Je ne me sens plus capable de continuer.
France et Luce me remontent le moral, me questionnent sur ma course, me racontent leur périple, me préparent un litre de maté, préparent un bon repas pendant que je me douche… J’ai l’impression que deux petites sœurs imaginaires ont été envoyées là pour me ramasser. On joue aux cartes jusqu’à 22 h 30, et dehors c’est l’apocalypse : les feuilles et parfois les branches volent devant la porte-fenêtre, le tonnerre déchire la nuit, et les messages pas franchement rassurants s’enchaînent sur la boucle Whatsapp de la course. Paumé pour paumé, je n’anticipe pas le réveil que les filles mettent à 7 h. Demain il fera jour, je verrai bien…
La Route du Silence, jour 3
C’est peut-être encore jouable… à moins que..
Réveil au chaud, au sec, il va faire beau. Je prends le téléphone : la dernière page ouverte est celle de Maps qui m’indique le chemin vers la gare de Montpellier. Une quarantaine de kilomètres pour prendre le train.Un rapide point de la course : un seul concurrent derrière moi, qui est redescendu au village précédent le col pour passer la nuit et qui va abandonner. Les autres sont loin… Ils ont au moins passé le CP1, roulent tous probablement depuis deux heures… Je déjeune, en prenant le temps.
Je vais continuer. Juste pour voir. Continuer pour ne pas arrêter. Encore aujourd’hui. Je vais peut-être me surprendre, la météo sera sans doute meilleure. Et si la course est terminée pour moi, alors je commence mon aventure, seul derrière, mais sans pression. Merci les filles, mes petites sœurs d’un soir, d’avoir été là ! Le meilleur pour vous !
Message à Pascal Bride : « Pour l’instant, je n’abandonne pas, sauf si pour toi c’est trop la merde à gérer. J’ai l’espoir de me refaire, quitte à finir hors délai. »
Je mets trois heures, frais, pour rejoindre le CP1. Je n’aurai jamais pu faire ça hier, j’aurai pris l’orage pleine tronche en étant déjà épuisé. En constatant l’état de la route, en slalomant entre les branches et les coulées de graviers, je me félicite d’avoir fait le choix de la raison. Mais au CP1, j’ai près de 100 km de retard sur le plus proche… Les abandons défilent les uns après les autres depuis hier soir… Je fais ma route. Seul. En silence.
Je galère parfois avec un petit changement de trace de dernière minute demandé par Pascal à cause d’un problème sur la route : à plusieurs, il y en a toujours un qui comprend plus vite de quel côté prendre à chaque carrefour, selon la marque ou la réception du GPS. Seul, je suis dépendant des bugs ou lenteurs du mien, je me trompe plusieurs fois, fais demi-tour quand, après 200-400 m, le compteur affiche « Hors route »… Personne pour ouvrir la route, pour discuter.
J’aime être seul, je me supporte assez bien, mais la solitude a chez moi la caractéristique d’amplifier, de mettre en résonance jusqu’au tohu-bohu mes sentiments. Si je vais bien, je peux vraiment être très très heureux seul… Et lorsque c’est difficile, que je suis en position de faiblesse, d’incapacité, je ne me réconforte pas vraiment. Seul avec moi-même, c’est un peu Sarajevo en 1996 après les sièges des forces serbes…
Donc disons qu’au fil de la journée, ça va de plus en plus moyen, moyen… D’autant que Pascal, que je commence alors à appeler « enfoiré », ou « salopard », nous a trouvé un début de montée sur l’Aigoual que personne ne connaît… car la route… car le chemin n’est pas utilisable.
J’ai appris récemment que si parfois les routes étaient faites en béton dans certains raidards, c’était parce que le goudron n’était pas utilisable : à la pose, chaud, il dégouline avant de prendre car la pente est trop forte… Ben voilà, la route était en béton, enfin, avait été faite il y a longtemps en béton. Et d’ailleurs, ce n’était pas le début de l’Aigoual, c’était juste une route sympa pour profiter du paysage avant…
Silence… C’est peut-être pour ça « La Route du Silence » : grimpe et ferme-la ! Parce que la vraie montée arrive toujours après.
Mais l’orage aussi arrive. Pause en catastrophe au pied du vrai début de l’Aigoual, dans un bar hôtel-restaurant à l’Esperou. Question pendant que dehors, il fait nuit à 16 h… : « Vous avez dû en voir d’autres des cyclistes comme moi ?… Réponse : Ah ben oui, plein ! Mais c’était y a longtemps ! Y’en a trois qu’on a hébergé la dernière nuit… Mais là j’suis complet ! Ok, merci, j’avais pas encore demandé, mais comme ça… »
Je finis par repartir sous la pluie après une énorme pause de deux heures. Je vais monter cet Aigoual, je sais que je serai trempé jusqu’aux os à la descente, et je suis encore en train de prendre du retard… Je me suis mis dans la merde hier en étant prudent, et je recommence aujourd’hui la même connerie !
Je n’ai fait que 120 bornes aujourd’hui ! À ce rythme, j’arrive la semaine prochaine !
En bas de la descente, la pluie envoie un message clair : je suis là, et je reste… Il est 19h. Soit je me pose à Meyruels, dernier bourg avec hôtels et camping avant des bornes, soit j’attaque les cols qui suivent maintenant…
Au camping on est complet, comme sans doute tous les hôtels de la ville. Je n’ai pas de tente :
« Ah bon, pas de soucis, je vous en prête une, installez-vous où vous voulez !
– Ok… Top…. Merci…. Demain je repars tôt, je vous repose la tente devant la porte ?
– Houlà non, vous la laissez, je la replierai demain matin ! Je la retrouverai bien où vous vous êtes installé !
– Ok. Merci.C’est combien ?
– 5,50 s’il vous plaît.
– Avec la location de la tente ?
– À non, ça, c’est pour moi !!!
– Ok, Top. Merci. »
Message à Pascal : « À défaut de mieux, je tiens mon rang de lanterne rouge ! ».
Réponse : « Xavier, tu es toujours sur l’aventure c’est ça ? Ok, tout le monde roule à sa main en fait, courage pour demain… »
À ce moment-là, je commence la révolte. J’ai 100 bornes de retard sur le plus proche, les premiers sont en train d’arriver… Depuis deux nuits, je dors au sec, mais cela bloque complètement ma progression. J’étais venu sur un raid bikepacking, mais je suis sur une course d’ultra. Ni la plus longue, ni la plus dure, ni la plus connue. Juste une course d’ultra, quoi qu’on en dise. Les autres concurrents ne sont pas venus avec leur réchaud et leurs dosettes de cappuccino ! Ils ne courent pas se mettre à l’abri dès qu’il pleut !
On peut discuter de la pertinence de tout ça, mais la réalité est là : si je mange et dors presque normalement, je ne peux pas faire cette RDS, je n’y ai pas ma place ! Demain, c’est terminé, je pète tout ! On est mercredi soir. C’est ma dernière nuit avant la ligne d’arrivée. Demain réveil à 4 h 30 et je ne ressors plus le duvet ! Il reste 750 km, et je ferai tout d’une traite ! C’est décidé !